Contribution

Léonore, rends la lumière !

L’éclairage public est apparu en France en 1667, sous l’impulsion de Nicolas de la Reynie, commissaire de police de Paris qui avait notamment pour mission de lutter contre l’insécurité. D’abord principalement déployé dans la capitale, l’éclairage public est rendu obligatoire dans les principales villes de France en 1697 puis s’est progressivement répandu dans toutes les communes. Outre sa fonction sécuritaire, la démocratisation de l’éclairage public a permis la naissance de nouvelles formes de vie sociales nocturnes avec l’ouverture plus tardive des bistrots.

De nombreuses villes ont pris ces dernières années la décision de réduire l’éclairage public nocturne.

Aujourd’hui, la quasi-totalité des communes du territoire possèdent un système d’éclairage public. Si celui-ci n’est plus obligatoire, il reste tout de même un enjeu de service public, qui incombe aux municipalités. Hors, de nombreuses villes ont pris ces dernières années la décision de réduire l’éclairage public nocturne.

A Poitiers, cette mesure avait été mise en place en 2022 après des expérimentations et réunions publiques dans plusieurs quartiers, puis interrompue pendant l’été 2023 après des émeutes aux Couronneries et aux Trois Cités faisant suite aux meurtre de Nahel Merzouk à Nanterre, et a repris le 8 janvier 2024.
Ainsi, l’éclairage public est interrompu entre minuit et six heures en hiver, et entre deux heures et six heures en été. Quelques grands axes, les zones commerciales ainsi que les zones de fortes concentrations nocturnes seront épargnés. Les trajets des bus de nuit ne seront eux pas éclairés.

Il semble que l’équipe municipale n’ait pas pris en compte tous les enjeux de l’éclairage public.

Deux raisons principales sont invoquées par la municipalité : l’économie d’énergie réalisée et les économies financières qui en découlent, ainsi que la diminution de la pollution lumineuse dans la ville, qui favoriserait le “retour des étoiles”, et un retour d’une partie de la faune nocturne.
Mais si les arguments avancés semblent pertinents, il semble que l’équipe municipale n’ait pas pris en compte tous les enjeux de l’éclairage public.

Tout d’abord, il faut noter qu’après l’extinction des lumières, il reste de nombreuses personnes ayant besoin de se déplacer dans la ville :

• Les habitant.e.s passant la soirée hors de chez eux, chez des ami.e.s, de la famille, ou prenant part à une activité culturelle.
• Les consommateurs et consommatrices des bars et boîtes de nuit, notamment des étudiant.e.s qui représentent environ 25% des habitant.e.s.
• Les travailleurs et travailleuses de nuit, qui représentent en France 16,3% des actifs. A Poitiers et dans les environs, de nombreuses entreprises et services publics emploient des travailleurs et travailleuses de nuit : le CHU, l’Université, le Futuroscope, quelques usines…

Si une partie de cette population peut se déplacer en voiture, ce n’est pas le cas pour tous et toutes, par exemple, moins de 40% des jeunes de 18 à 20 ans ont le permis de conduire. Il leur faut donc se déplacer en trottinette ou vélo électrique, à pied, ou en bus. La dernière solution n’est que peu satisfaisante. A Poitiers, il n’existe que 3 lignes nocturnes (contre 27 en journée), et qui cessent de fonctionner entre minuit et deux heures en semaine, et entre minuit et trois heures le samedi, pour ne reprendre (pour seulement deux d’entre elles), qu’à 4h50 et 5h30.

Plusieurs communes ont d’ailleurs été condamnées suite à des accidents de piétons provoqués ou aggravés par des rues mal ou pas assez éclairées.

Avec l’extinction de l’éclairage publique, les deux premières solutions peuvent devenir dangereuses : en trottinette ou en vélo, il devient difficile de voir et d’être vu, aveuglé par les phares des voitures dans les deux sens, ou sans aucune lumière (les phares des vélos et trottinettes étant souvent insuffisants)., Pour les piétons, s’ajoute la problématique des bouts de trottoirs, trous et autres caniveaux qui deviennent quasiment invisibles. Plusieurs communes ont d’ailleurs été condamnées suite à des accidents de piétons provoqués ou aggravés par des rues mal ou pas assez éclairées.

L’éclairage public se pose donc à la fois en enjeu de préservation de la vie sociale, et de sécurité des travailleurs et des travailleuses de nuit ou aux horaires atypiques.

Mais un troisième enjeu doit être pris en compte : celui du sentiment d’insécurité, et plus particulièrement du sentiment d’insécurité ressenti par les femmes. Si les rares études menées à ce sujet n’ont pas montré de hausse des agressions suite à l’extinction des éclairages publiques dans les villes concernées, il n’en reste pas moins que 73% des femmes, et 80% des femmes entre 18 et 24 ans se sentent en insécurité la nuit et que 6 femmes sur 10 ont déjà subi du harcèlement de rue à caractère sexiste ou sexuel.

Ce sentiment d’insécurité prend racine dans la violence constante imposée aux femmes par le système patriarcal.

Ce sentiment d’insécurité prend racine dans la violence constante imposée aux femmes par le système patriarcal : en moyenne 94000 femmes par an sont victimes de viol ou tentative de viol, et 86% des Françaises ont déjà été victime d’atteinte ou d’agression sexuelle dans la rue. De plus, les femmes qui sont le plus souvent à l’extérieur, avec une forte mobilité et dans des milieux urbains sont plus exposées aux violences car elles vont avoir plus d’interactions sociales. Ces femmes qui ont un fort niveau de mobilité dans l’espace public sont également souvent précaires ou issues de milieux populaires, ce qui explique qu’elles doivent privilégier les déplacements à pied ou en transports en commun.

C’est le caractère quotidien, presque banalisé de ces violences, et le récit qui en est fait dans les médias et par les pairs (« ne sors pas seule le soir », « ne porte pas de tenue trop courte », « fais attention à ton verre » etc…), qui créent le sentiment d’insécurité. Dans le cas de l’extinction de l’éclairage, ce sentiment va être exacerbé par la perception sociale de la nuit et de l’obscurité comme des moments dangereux, durant lesquels il vaut mieux rester chez soi. Dans ces conditions, les femmes vont être plus susceptibles que les hommes de s’imposer un couvre-feu social afin de pallier à la fois au sentiment d’insécurité et à la charge mentale et l’hypervigilance que peuvent représenter une sortie de nuit.

Expliquer à qui veut l’entendre qu’il n’y a pas eu de hausse de la criminalité ne suffira pas à faire disparaître ledit sentiment.

Si le sentiment d’insécurité en l’absence d’éclairage n’est pas matériellement justifié, il faut tout de même le prendre en compte. Contrairement à ce que semble penser la mairie de Poitiers, expliquer à qui veut l’entendre qu’il n’y a pas eu de hausse de la criminalité (ce qui ne comprend par ailleurs pas le harcèlement de rue), ne suffira pas à faire disparaître ledit sentiment.

On peut donc dire que les mesures d’extinction de l’éclairage public en zone urbaine comme à Poitiers représentent un véritable frein à la socialisation des femmes, et d’autant plus des femmes jeunes et / ou précaires, ainsi qu’un obstacle à la construction d’une société débarrassée des normes de genre et favorable à un partage de l’espace entre hommes et femmes.

Cependant, il existe des solutions qui seraient applicables afin de lutter contre la pollution lumineuse et de faire des économies d’énergie tout en conservant un service public de l’éclairage efficace : détecteurs de mouvements, diminution de l’intensité de l’éclairage, bascule de lumière blanche à lumière orangée, abaissement de la taille des lampadaires, éclairage au sol, création de corridors naturels non éclairés…

Nous devons nous donner les moyens de mettre en place des solutions vivables pour tous et toutes.

Les préoccupations écologiques ne doivent pas alimenter un recul de nos droits sociaux inspiré par la situation des finances publiques et des prix de l’énergie causés par les gouvernements libéraux successifs, et encore moins accentuer des situations d’inégalités préexistantes. Si la civilisation humaine a un impact sur la biodiversité, sur l’environnement, nous devons nous donner les moyens de mettre en place des solutions vivables pour tous et toutes.

Zoé Maraval

1 commentaire

Laisser un commentaire