L’an dernier, le confinement avait dopé le secteur de la livraison à vélo à Poitiers, et même encore aujourd’hui, difficile de ne pas croiser dans nos rues des coursiers à vélo. À l’aune de la révolution numérique, le travail et ses limites sont fortement remis en cause. Les plateformes, des moins connues à celles dites sociales, ont en commun de s’approprier et d’externaliser le travail pour pouvoir en tirer le plus de profits. De telles évolutions nécessitent plus que jamais une reprise en main démocratique non seulement pour une véritable libération du travail sur et en-dehors des plateformes. Des solutions existent.
Les évolutions du travail à l’aune de l’ubérisation ne viennent pas de nulle part : la crise économique pousse les entreprises à vouloir réduire le poids des investissements durables alloués aux infrastructures et aux salaires, pour augmenter leurs profits et à aller à la conquête de nouveaux marchés. Il y a aussi la révolution numérique à l’œuvre portée par des avancées technologiques tels que l’internet haut-débit et l’apparition des smartphones qui facilitent les échanges marchands et non-marchands, et elle peut être également une source de nouveaux revenus dans un contexte où les salaires stagnent et le coût de la vie continue de croître. Le succès des plateformes qui rendent possibles ces évolutions s’expliquent aussi par l’attrait qu’elles peuvent avoir de prime abord au travers d’apparentes et relatives flexibilité et libertés, dans un contexte où le monde salarié fait face à une violence de l’arbitraire patronal.
On peut distinguer au moins trois types de plateformes : les services à la demande, le micro-travail, les plateformes sociales. Le travail dans le cadre du capitalisme de plateforme peut prendre différentes formes : celle des micro-tâches en ligne, celle du travail en ligne sur appel à projet, celle du travail de freelance en ligne, et celle plus connue du grand public qu’est le travail hors ligne réalisé notamment par les chauffeurs VTC et les coursiers à vélo. Là où la dernière est la plus médiatisée, les trois premières représentent la majorité des travailleurs des plateformes.
Le capitalisme de plateforme s’inscrit dans une configuration où l’État est néolibéral et surtout fort
Les micro-tâches proviennent tout simplement de la fragmentation d’une activité en plusieurs tâches distribuées sur une plateforme : ainsi, un client de la plateforme propose une tâche donnée, et les travailleurs qui se connectent sur la plateforme choisissent les micro-tâches qu’ils souhaitent sans pour autant en connaître la finalité. Supposés non qualifiés et facilement interchangeables, ces travailleurs sont faiblement rémunérés, de l’ordre d’une dizaine de centimes par micro-tâche. Ce travail est corrélé au développement de l’intelligence artificielle : chaque micro-tâche validée permet d’entraîner cette dernière ou à vérifier les résultats qu’elle produit. Il s’agit ici de confier à des travailleurs ces micro-tâches qui ne peuvent pour l’instant pas être automatisées, mais ce travail est fortement déshumanisant en raison de l’absence non seulement de finalité mais aussi de contacts avec le client donneur d’ordre et d’autres travailleurs.
Une enquête réalisée en 2019 sur le micro-travail a montré qu’on compte environ 330 000 micro-travailleurs, l’essentiel étant pour une bonne part des travailleurs occasionnels. La principale motivation, pour ces personnes qui sont à 80% salariés, est d’obtenir un revenu supplémentaire grâce à leur travail sur ces plateformes de micro-travail. Le travail plus qualifié sur les plateformes s’illustre notamment par le travail en ligne sur appel à projet et celui de freelance en ligne. Néanmoins, on retrouve des points communs avec le micro-travail : des contacts très restreints avec les clients de la plateforme, une place prépondérante des algorithmes, la surqualification des travailleurs et surtout le caractère fluctuant des revenus où la concurrence tend à tirer les prix vers le bas.
Travailleurs des plateformes les plus visibles, les coursiers à vélo sont soumis à un régime d’auto-entrepreneuriat là où la plateforme est leur donneur d’ordre qui peut les suivre et les sanctionner. Loin de la liberté entrepreneuriale, c’est un véritable salariat déguisé qui caractérise la relation de ces travailleurs aux plateformes, et c’est bien la mise en avant du lien de subordination que certains cherchent à mettre en avant, pour pouvoir bénéficier des droits sociaux liés. Cela peut aussi passer par la création de coopératives qui permettent de garder un statut d’indépendant tout en garantissant une couverture sociale. Arrivera-t-on à une situation similaire à celle de l’Espagne où le gouvernement a récemment légiféré sur le fait que les coursiers sont des salariés comme les autres, finalement ?
Le capitalisme de plateforme s’inscrit dans une configuration où l’État est néolibéral et surtout fort : ce dernier démultiplie les statuts pour mettre en concurrence les travailleurs, et le statut d’auto-entrepreneur est le cheval de Troie de la dérégulation sociale. Parce qu’elles participent à reconfigurer le monde du travail et les rapports qui s’y nouent, les plateformes posent un enjeu démocratique : celui du travail libéré de l’arbitraire patronal, celui de l’accès aux données personnelles et aux algorithmes pour les travailleurs et les citoyens, celui des rapports sociaux reconfigurés. L’enjeu est collectif, avec une nécessaire socialisation, pour empêcher une appropriation du travail gratuit, et reposer la question de la définition de ce qui est du travail et de la valeur de ce dernier. Mais aussi et surtout la garantie d’un statut professionnel stable pour toutes et tous qui permette de s’épanouir au travail. Les enjeux sont collectifs, les réponses doivent être du même ordre. Travaillons-y ensemble !
Jérémy Roggy
[…] Publié initialement sur la Vienne Démocratique […]